Dans un monde confronté simultanément à des défis financiers, environnementaux et géopolitiques inédits, les recettes économiques classiques pourraient bien être reléguées au second plan. Le contexte actuel exige de l'audace, de la vision et, surtout, des idées nouvelles sur ce que les finances publiques peuvent - et peut-être doivent - signifier. Un récent article d'opinion de l'économiste Bruno Colmant dans L'Echo pose une question inconfortable mais nécessaire : l'Europe doit-elle revoir ses dogmes en matière d'inflation et de financement de la dette ? La réponse est complexe, mais un nombre croissant de voix plaident pour un changement de paradigme.
Le contexte : trois besoins existentiels
Colmant part d'une analyse claire : l'Europe est confrontée à des besoins d'investissement sans précédent. Trois piliers majeurs se dégagent.
- Le rapport Draghi, qui plaide en faveur d'une compétitivité renouvelée en Europe, notamment grâce à l'innovation technologique.
- Les objectifs climatiques, non pas comme un horizon idéaliste, mais comme une protection nécessaire contre une catastrophe mondiale.
- Le besoin d'investissements militaires, dans un monde où la stabilité géopolitique semble sous pression.
Pour chacun de ces thèmes, les investissements sont difficilement discutables. Ils doivent tout simplement avoir lieu. Ce qui est en discussion, cependant, c'est leur financement. Les capitaux privés ne suffiront certainement pas. L'horizon temporel est trop long et les rendements incertains. Le capital-risque et les marchés ne se concentrent pas sur des projets qui ne porteront pas leurs fruits avant des décennies. C'est pourquoi les pouvoirs publics entrent en jeu. Mais là aussi, nous nous heurtons aux limites des règles budgétaires européennes, aux divisions politiques et aux craintes d'inflation.
La monétisation de la dette souveraine : un mal nécessaire ?
Colmant préconise une monétisation partielle de la dette souveraine. En d'autres termes, les banques centrales, comme la Banque centrale européenne (BCE), achètent la dette des gouvernements pour injecter des liquidités dans l'économie. En temps normal, cela ressemble à un serment dans une église. Surtout dans des pays comme l'Allemagne, où le spectre de l'inflation est encore profondément ancré dans la mémoire collective.
Mais les temps changent. Les défis auxquels l'Europe est confrontée sont existentiels. Le déclin écologique, la perte de poids géopolitique et le retard technologique constituent des risques réels. Ils deviennent palpables et tangibles, surtout pour les générations futures. Dans ce contexte, une question difficile doit être posée : une inflation limitée n'est-elle pas un prix acceptable pour un avenir vivable ?
L'inflation, un dilemme moral
Le débat sur la création monétaire est aussi une question morale. Est-il acceptable, au nom de la stabilité monétaire, de (continuer à) saper les fondements de notre société future ? Après tout, le modèle économique actuel protège la valeur de notre argent au détriment de l'environnement. Une légère érosion du pouvoir d'achat - à condition qu'elle soit gérable - pourrait donc être un péage raisonnable pour assurer un avenir écologiquement durable.
Par ailleurs, les plus grands désastres économiques de l'histoire n'ont pas nécessairement été provoqués par l'inflation, mais souvent par l'inverse : la rigueur monétaire. La Grande Dépression des années 1930 en est un exemple frappant. Les politiques strictes des banques centrales ont exacerbé la crise, entraînant finalement des tensions sociales et un déraillement politique.
La réalité géopolitique
Le reste du monde semble avoir déjà compris cette leçon. Les États-Unis investissent massivement par le biais du financement par la dette. La Chine développe ses propres systèmes monétaires indépendants du dollar. Dans ce contexte, l'Europe ne peut se permettre un statu quo monétaire. Ceux qui ne bougent pas seront rattrapés. Ceux qui s'accrochent à leurs croyances traditionnelles perdront toute pertinence géopolitique.
Une action européenne coordonnée - avec des investissements collectifs, un contrôle central et une autonomie fiscale - est imminente. Elle nécessite de l'audace, du courage politique et des réformes institutionnelles, mais elle est essentielle pour maintenir la compétitivité de l'Europe.
Qu'est-ce que cela signifie pour les entreprises ?
Pour les entreprises, cela signifie une chose : l'incertitude est la nouvelle normalité. La planification classique basée sur des objectifs annuels ne suffit plus. La réflexion sur les scénarios devient cruciale : que se passe-t-il si les matières premières se raréfient, si l'énergie devient plus chère ou si les tensions géopolitiques interrompent à nouveau la chaîne d'approvisionnement ?
Les entreprises devront accroître leur résilience en surveillant étroitement leurs flux de trésorerie, en constituant des réserves et en gérant activement les risques tels que la fraude et d'autres menaces. Dans ce contexte, la gestion stratégique du crédit, le contrôle rigoureux des liquidités et la flexibilité opérationnelle ne sont pas des luxes, mais des fondements nécessaires pour l'avenir. Les entreprises doivent s'appuyer sur les données et les connaissances à portée de main pour minimiser l'incertitude ambiante. Les décisions ne doivent pas être prises à l'instinct, mais sur la base de faits et de chiffres afin de protéger l'organisation contre des revers inattendus.
Les défis existentiels n'attendent pas les équilibres budgétaires. Le moment est peut-être venu de prendre des décisions économiquement difficiles mais audacieuses et courageuses. Créer de l'argent n'est pas une solution magique, mais la rejeter aveuglément peut être encore plus dangereux.